Article extrait du bulletin VigipharmAmiens Novembre 2019
Le tramadol est commercialisé en France depuis 1997 avec une utilisation qui est devenue particulièrement importante depuis le retrait du marché en 2011 du dextropropoxyphène (utilisé en association avec le paracétamol sous le nom de Di-Antalvic®). Le tramadol est commercialisé dans un grand nombre de spécialités, soit seul (Topalgic®, Contramal®, génériques), soit en association au paracétamol.
Des cas d’hypoglycémies ont été rapportés avec le tramadol il y a un peu plus d’une dizaine d’années avec la publication de cas cliniques en France dont la plus ancienne date de 2006 (1) suivis d’autres cas issus de la notification de pharmacovigilance en France (2,3). Une étude de 2012 réalisée sur les données de la Base Nationale de pharmacovigilance (BNPV) (4) comparant des cas d’hypoglycémie sous tramadol (alors 43) et ceux enregistrés sous dextropropoxyphène (72). Les caractéristiques des cas étaient très similaires : délais de survenue de 4-5 jours, pas de différence significative du pourcentage de patients diabétiques (autour de 40 %) ou insuffisants rénaux (16 à 18 %). L’âge moyen des patients se situait autour de 70 ans. Dans une autre étude utilisant les données de la BNPV, il ressortait que, contrairement au tramadol, on ne retrouvait pas d’hypoglycémie imputable à la codéine (5).
Les données se sont ensuite accumulées avec tout d’abord une étude menée par l’équipe du CRPV de Toulouse (6). Il s’agit d’une étude cas-contrôle réalisée dans la base de données de la cohorte prospective des médecins anglais. Ont été évalués les patients ayant une première prescription de tramadol ou de codéine avant hospitalisation pour hypoglycémie. Ces cas étaient comparés à des contrôles (10 par cas) en fonction du sexe, de l’âge et de la durée de suivi. Le risque apparaît certes faible mais indiscutable. Une prescription récente de tramadol est retrouvée associée à un sur-risque hy-poglycémique par rapport à la codéine : incidence brute à 3,0 (IC 95 % 1,3-6,0) pour 10 000 patients/année contre 0,7 (IC 95 % 0,4-1,1) avec la codéine.
Une autre étude cas-contrôle a ensuite été publiée sur une base de données cliniques sur dossiers médicaux au Colorado (7) : patients hospitalisés ayant reçu plus d’une dose de tramadol et chez qui avait été réalisé dans les 5 jours suivants au moins un dosage de glycémie (avec comme groupe comparateur des patients ayant reçu de l’oxycodone). Il était retrouvé chez ces patients 46 % d’hypoglycémies chez des diabétiques de type 1 et 17 % chez des diabétiques de type 2 enfin 4,7 % chez des non-diabétiques (contre 1,1 % chez des non-diabétiques ayant pris de l’oxycodone).
Trois nouvelles études ont été publiées cette année venant confirmer le risque d’hypoglycémie.
L’étude de Makunts aux USA a été réalisée sur la base FAERS de pharmacovigilance de la FDA (8). L’analyse a porté, pendant la période 2004-2019, sur les cas d’hypoglycémie notifiés sous tramadol mais également avec d’autres opioïdes (dont la méthadone utilisée pour le sevrage morphinique) ainsi qu’avec quatre inhibiteurs de recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN) (desvenlafaxine, duloxétine, milnacipran, venlafaxine) et 5 antagonistes NMDA. Les hypoglycémies notifiées étaient significativement plus fréquentes avec le tramadol qu’avec l’ensemble des autres opioïdes ainsi qu’avec les IRSN et qu’avec les antagonistes des récepteurs NMDA. Seule la méthadone ressortait pouvoir être responsable d’un taux d’hypoglycémies du même niveau que celui du tramadol. Par contre, oxycodone et codéine n’étaient pas significativement à l’origine d’un sur-risque d’hypoglycémies.
Une étude a été réalisée à Caen (9) sur la base de données de pharmacovigilance de l’OMS (VigiBase) associée à une étude descriptive des données de la BNPV. Il y est retrouvé une augmentation significative du risque d’hypoglycémie avec tous les opioïdes (avec un risque plus net chez les femmes et chez les diabétiques).
Une dernière étude (10) aux USA ne retrouve pas comme facteur de risque d’hypoglycémie sous tramadol le fait d’être diabétique ou d’avoir une insuffisance rénale.
Au total, ces résultats concordants confirment le risque d’hypoglycémie même si les mécanismes, la comparaison de la fréquence avec d’autres médicaments de la classe des opioïdes et les facteurs favorisant cet effet indésirable restent débattus.
Les mécanismes proposés pour expliquer le risque d’hypoglycémie sous tramadol sont, d’une part, la réponse à la stimulation des récepteurs μ aux opiacés (d’autant que l’effet hypoglycémiant du tramadol qui peut être reproduit expérimentalement chez l’animal est antagonisé par la naloxone), d’autre part, l’effet d’inhibition de la recapture de la sérotonine mais aussi des effets d’inhibition des récepteurs au NMDA.
Il faut savoir évoquer le rôle du tramadol en cas d’hypoglycémie survenant quelques jours après le début du traitement.
(1) Grandvuillemin A et al Hypoglycémies in-duites pour le tramadol : 2 cas Presse Med 2006 ;35 :1842-4
(2) Jonville-Bera AP et al Hypoglycémie asso-ciée au tramadol chez un diabétique 2010 ;65 :499-500
(3) Tangourdeau A et al. Hypoglycémies sé-vères au tramadol : deux nouvelles observa-tions d’un effet indésirable non référencé Rev Med Int 2011 ;32 :703-5
(4) Bourne C et al. Tramadol and hypoglyce-mia : comparaison with other step2 analgesic drugs Br J Clin Pharmacol 2012 ;75 :1063-7
(5) Abadie D et al Effets indésirables « graves » du tramadol : bilan 2010-2011 de pharmacovigilance en France Thérapie 2013 ;68 :77-84
(6) Fournier JP et al Tramadol use and the risk of hospitalization for hypoglycemia in patients with noncancer pain JAMA Int Med 2015 ;175 :186-93
(7) Golighty LK et al hypoglycemic effets of tramadol analgesia un hospitalized patients a case-contrôle study J Diab Met Dis 2017,16 :30 doi 10.1186/s40200-017-0311-9
(8) Makunts et al. Restrospective analysis re-veals significant association of hypoglycemia with tramadol and methadone in contrast to other opioids Scientific Reports 2019,9 on live 28/09/19 : https://doi.org/10.1038/s41598-019-48955-y ;
(9) Chretien B et al Comparative study of hy-poglyceamia induced by opioids. Is it a class ef-fect ? Expert Op Drug Saf 2019,18 :987-92.
(10) Juba KM et al. A review of the Food and Drug Administration Adverse Event Reporting System for Tramadol-Related Hypoglycemia. Annals of Pharmacotherapy : 1060028019885643, 25 Oct .2019. Available from : URL : http://doi.org/10.1177/1060028019885643